A l'issue d'une harassante semaine de rencontres scientifiques internationales, une réception est organisée au soir du vendredi 4 octobre 1957 à l'ambassade d'URSS à Washington, DC.
Dans la foule hétéroclite de scientifiques, de diplomates, militaires, politiques, journalistes et autres espions venus de plusieurs pays, John Hagen, responsable du balbutiant projet spatial américain Vanguard, a encore en mémoire la déclaration faite en début de semaine par un des membres de la délégation soviétique Sergeï Poloskov, concernant l'imminence d'une mise en orbite d'un satellite par son pays.
Tout le monde est finalement joyeusement regroupé au deuxième étage de l'ambassade quand, à 18h, le journaliste Walter Sullivan du New York Times vient fébrilement chuchoter à l'oreille de Hagen: "it's up". En effet, l'agence Tass vient juste d'annoncer le lancement réussi de Spoutnik 1, le tout premier satellite artificiel de l'histoire.
Tous filent aussitôt sur le toit de l'ambassade dans l'espoir d'apercevoir l'engin, mais Spoutnik, petit ballon d'aluminium de 68 cm de diamètre et pesant à peine 100kg est bien évidemment indiscernable à l'oeil nu. On peut quand même entendre assez facilement son signal bip bip avec une radio.
Lloyd Berkner, le responsable de la délégation américaine, félicite courtoisement ses homologues russes. John Hagen, livide, tente lui aussi de faire bonne figure. Et à l'idée qu'un engin soviétique passe toutes les 96 minutes au dessus des USA sans qu'ils ne puissent rien y faire, les militaires américains présents sur place sont en état d'hyperventilation.
Au même moment, et donc en plein milieu de la nuit du 4 au 5 octobre 1957, Nikita Khrouchtchev est réveillé à Moscou par un appel téléphonique du père de Spoutnik, un ingénieur ukrainien nommé Sergeï Korolev, qui lui annonce depuis le Kazakhstan la réussite de l'événement.
"Très bien camarade Sergeï, xopoшó, excellent travail". Et Khrouchtchev de se rendormir.
Sans mesurer le moins du monde l'amplitude du séisme qui vient d'être subitement déclenché outre-atlantique.
Spoutnik tournera ainsi tranquillement pendant trois mois, à 900 km au dessus de la surface terrestre, et en survolant plus de 2000 fois le continent nord-américain.
Aux USA, c'est l'hystérie. Il y a désormais pour eux un avant-Spoutnik et un après. C'est un deuxième Pearl Harbour, technologique celui-là. Car jusqu'ici et dans ce domaine, les américains ont toujours mené la course en tête loin devant les russes.
Le président Eisenhower, par ailleurs grand amateur de golf, est critiqué pour son inaction et certaines chansons lui suggèrent même ironiquement et en désespoir de cause, d'envoyer un satellite avec un de ses clubs de golf.
Spoutnik2, Laïka, et Pamplemousse.
Alors que John Hagen, sous pression, prépare activement pour le 6 décembre 1957 le lancement de la fusée Vanguard, ardemment lestée d'un satellite de 1,4 kg nommé Pamplemousse, Sergeï Korolev ré-édite son exploit historique même pas un mois plus tard, le 3 novembre 1957 avec le lancement réussi de Spoutnik 2, satellite de 500kg qui embarque le premier mammifère: la petite chienne Laïka, trouvée quelques temps auparavant errant dans les rues de Moscou.
Laïka est morte de stress et de surchauffe 7h après le lancement, donc bien avant la rentrée dans l'atmosphère de Spoutnik2 survenu 200 jours plus tard, mais elle a montré qu'on pouvait survivre à l'apesanteur.
Pour John Hagen, c'est enfin le jour J. De nombreux diplomates et journalistes du monde entier sont invités ce 6 décembre 1957 pour le lancement historique de Pamplemousse. Malheureusement, la fusée s'élève d'un petit mètre puis explose bruyamment en jetant des morceaux de Pamplemousse au pied du public. Khrouchtchev envoie ses sincères condoléances.
Pendant des années, l'histoire du spatial sera ainsi rythmée par la même kalinka: succès soviétique grandissant d'un côté, toujours grâce à Sergeï Korolev: Youri Gagarine, le premier homme dans l'espace et dont ce fût d'ailleurs l'unique vol spatial, puis la première femme Valentina Terechkova, la première sortie dans l'espace en scaphandre, le premier survol lunaire, la première photo de la face cachée de la Lune, dont tous les cratères ont donc depuis des noms russes, et de l'autre côté, une série d'échecs ou de demi-succès teintée d'une profonde humiliation américaine , jusqu'à ce qu'un certain Werner Von Braun, scientifique allemand récupéré du régime nazi après la seconde guerre mondiale, finisse par remettre de l'ordre et le spatial américain au premier plan.
Spoutnik, ton père oublié.
Mais qui se souvient de Sergeï Korolev ? Personne, car de son vivant, son nom a été volontairement effacé des registres.
A l'époque, le programme Spoutnik est officiellement le produit de l'union soviétique et non pas celui d'un obscur ingénieur ukrainien, fut-il génial et visionnaire.
Son nom n'a été rendu public qu'à sa mort en 1966, quand Leonid Brejnev, succédant à Khrouchtchev, acceptera qu'on dépose ses cendres sur le place rouge, comme les autres héros soviétiques.
D'une santé déjà fragilisée par les tortures de son séjour en goulag de 1938 à 1940 par -45°C, puis par ses quatre années comme prisonnier chez l'avionneur Tupolev, Korolev, surdoué en maths et admirateur de Konstantine Tsiolkovski, l'homme qui avait établi en 1900 les premières équations du voyage spatial, a toujours souffert de sa clandestinité forcée. Le monde entier admirait l'épopée Spoutnik, mais personne ne savait qu'il en était le père.
Lorsque Youri Garagarine revient sur terre après son vol historique en 1961 (et à des centaines de km de l'endroit prévu...), Khrouchtchev salue les idées de Lénine, et ignore Korolev.
Lorsque celui-ci développe, fait construire - avec d'ailleurs également un indiscutable talent de maître d'oeuvre, puis lance avec succès ses fusées R-7 et Semiörka, qui deviendront plus tard en étant améliorées les célèbres fusées Soyouz, encore utilisées de nos jours, c'est l'esprit du communisme qui fait grimper tout cela au ciel...
Et lorsque le comité Nobel demande à Khrouchtchev de révéler l'identité du père du programme spatial soviétique, il répond: "c'est le peuple soviétique".
Sa fille unique Natalia, aujourd'hui chirurgienne, et qui tient dans son appartement de Moscou un petit musée consacré à son père, précise qu'à l'époque, le KGB ira même jusqu'à lui trouver une doublure et pâle réplique scientifique, un certain Leonid Sedov.
Profondément blessé, Sergeï Korolev a définitivement rejoint les étoiles le 14 janvier 1966, toujours quasi anonyme et pratiquement sans un sou.
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